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Le luxe face aux codes et aux normes du digital

18 février 2018

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Quand vous parlez avec des spécialistes du luxe, ils finissent toujours par vous dire que ce que vous considérez comme du luxe, vous, n’en est pas vraiment et se mettent invariablement à vous expliquer, non sans être eux-mêmes fascinés, que « le vrai luxe », le top du top, la crème de la crème c’est l’ultra-luxe et l’hyper-luxe – un monde de savoir-faire, de produits et de services d’exception auquel n’accède pas qui veut – même pourvu d’un très, très, très gros compte en banque. Bref, ils vous font comprendre que vous ne pouvez même pas imaginer ce que c’est…

Seulement voilà, ça, c’est la vision très européenne du luxe, la part de rêve inaccessible que nos célébrissimes marques cultivent à dessein pour rester fidèles à leur réputation d’exception, tout en tirant le marché qui les fait vraiment vivre – à savoir celui du « luxe de masse ». Et le moins qu’on puisse dire, c’est que les marques historiques du luxe, que ce soit dans la couture, la maroquinerie, la joaillerie, l’horlogerie ou l’automobile, ont bien du mal avec cet oxymore et avec les contraintes que leur impose ce marché mondial qui, contrairement à elles, vit à l’heure du digital.

Technologiser le luxe pour une clientèle technophile

Spécialiste du secteur, Jean-Noël Kapferer pointe dans son ouvrage « Luxe. Nouveaux challenges, nouveaux challengers », publié en 2016, les difficultés des marques de luxe européennes – en particulier françaises et italiennes – à faire évoluer leur modèle culturel pour rester désirable aux yeux d’une clientèle, notamment asiatique, qui ne vit pas du tout dans le culte du passé et de la tradition et qui se montre, au contraire, très friande de technologie. Il explique, dans cette courte vidéo, que :

« la technologie met de l’obsolescence dans les produits : la techno ne dure pas ; le Galaxy 7 sera remplacé par le 8, le 9, le 10, etc. La 4G par la 5G, etc. Or les fondamentaux de la réussite du luxe occidental, c’est faire des produits durables dont les prix ne cessent d’augmenter ; dont vous pouvez dire au client que dans 5 ans son produit sera aussi bon qu’aujourd’hui, avec un niveau de service exceptionnel, etc. On ne parle jamais de fonctions, on ne parle jamais du futur. On parle du présent et du passé. »

Or le luxe n’a jamais vendu la fonction, mais de l’art, du prestige, de la valeur éternelle. C’est un changement culturel pour les marques et cela les oblige à entrer dans la logique du « premium » – c'est-à-dire celle de la qualité que l’on doit démontrer, alors que le luxe a vécu pendant des décennies dans un environnement où il n’y avait pas besoin d’argumentation.

Technologiser les produits de luxe, c’est augmenter leur exposition à l’obsolescence et c’est aussi rompre avec une chaîne de valeur qu’on contrôlait de A à Z. Si vous êtes une très célèbre marque de montres et que vous passez un accord avec Samsung pour créer votre montre connectée, serez-vous en mesure d’assurer le service après-vente de ces montres en cas de problème ? A priori non : cela ne correspond pas à votre savoir-faire historique et votre service après-vente sera moins compétent que celui de Samsung pour traiter les problèmes techniques d’une montre connectée. Vous devrez donc introduire dans votre chaîne de valeur des tiers que vous ne pourrez jamais totalement contrôler…

Le défi de la distribution en ligne

A l’ère du e-commerce et du digital, la distribution est aussi un challenge pour les marques de luxe. Par tradition, leur modèle de distribution a toujours été sélectif, avec des boutiques localisées dans les bons et beaux quartiers de certaines villes, ainsi que dans des lieux opérant mécaniquement une discrimination tels que les aéroports et les grands hôtels. A travers ce modèle dissuasif, le luxe ne fait rien d’autre que choisir ses clients, ce qu’il est impossible de faire sur internet. Dès lors que vous avez un site e-commerce, vous donnez à absolument n’importe qui – ou du moins à toute personne à même de payer le prix demandé –  la possibilité d’acheter vos produits.

Ce n’est pas le seul problème à surmonter : sur internet, le client est habitué au clic-and-buy et à la livraison dans les plus brefs délais, n’importe où dans le monde. Cela suppose des stocks, de la logistique et de la réactivité, toutes choses qui ne font pas vraiment partie de la culture des marques de luxe et d’autant moins qu’elles ont vécu sur la valorisation de la rareté et de son corollaire : l’attente. Un sac Kelly ou Birkin, ça se mérite ! Et l’attente – on parle ici en mois, voire en années – fait partie du jeu. C’est totalement incompatible avec les codes du e-commerce et les aspirations des clients, ce qui a conduit un certain nombre de marques américaines à réviser leurs stratégies : terminés les défilés où l'on présente des modèles qui seront disponibles dans 6 mois, ça n’a plus de sens. Place au défilé qu’on suit en direct sur les réseaux sociaux et où l'on peut tout acheter tout de suite. Les produits sont en boutique dès le lendemain et on peut évidemment les acheter en ligne, d'un clic.

Qualité de service : les standards du luxe ne sont plus les plus élevés

Jean-Noël Kapferer explique que des pure-players comme Amazon, le Bon Coin, Vente-privée.com sont aussi un facteur de déstabilisation parce que les standards les plus élevés en matière de service ne sont plus dans le luxe :

« Quand Amazon vous livre en 1 heure à l’intérieur de Paris aujourd’hui, aucun bijoutier de la place Vendôme ne peut s’aligner. Or les clients du luxe sont des gens hyperconnectés, qui ont l’habitude d’être livrés en 1 heure. Le service premium d’Amazon est le standard mondial de l’efficacité et de la personnalisation. Les clients vont dire vous devriez faire aussi bien qu’Amazon.»

De même, bientôt, plus aucun client du luxe n’acceptera d’entendre que le délai pour réparer sa montre ou son sac est de plus d’un mois. Cela paraît énorme, un mois ! Sachez que pour une remise à neuf d’un Kelly, les délais de l’atelier de réparation de Hermès peuvent aller jusqu’à 10 mois ! Et vous pourrez toujours dire que vous êtes prêt à payer deux fois, trois fois ou dix fois plus cher pour que ça aille plus vite et qu’on vous fasse passer avant les autres, rien n’y fera. Il y a des choses qui ne s’achètent pas. Et au fond, je me dis que c’est peut-être justement ça, le vrai luxe : ce qui se mérite mais qui ne s’achète pas, même avec tout l'or du monde…

Crédit Photo : CC BY-NC-ND Bruno Monginoux -- Photo-Paysage.com

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