Universitaire, co-fondatrice de l’Observatoire du cross canal et du commerce connecté (O4C) et auteur de l'ouvrage Réussir sa stratégie cross et omni-canal, Régine Vanheems répond aux questions d’easi sur les attentes et comportements des clients face à la digitalisation du commerce et de la Relation Client.
Vous dites que les marques n’ont pas encore trouvé leur point d’équilibre entre canaux digitaux et contact humain. Qu’est-ce qui les en empêche ?
Régine Vanheems – Les marques pensent qu’il y a deux mondes. Elles n’ont pas compris que, pour le consommateur, il n’y en a qu’un. La révolution, ce n’est pas la création d’un monde digital « virtuel » à côté du monde « réel ». C’est l’enchevêtrement étroit des deux. En d’autres termes, le monde réel est digital. Il le sera de plus en plus, de manière inextricable et irréversible. Aujourd’hui, la plupart des marques et des enseignes en sont encore à la juxtaposition des deux mondes. Elles s’efforcent de les relier, de créer des passerelles en multipliant les points de contact alors que le consommateur auquel elles s’adressent est, lui, déjà dans un continuum.
Qu’est-ce que cela change au comportement des consommateurs ?
Régine Vanheems – Je dis souvent qu’avec le web, le comportement des clients a plus changé en 20 ans qu’en 20 siècles. Le simple fait d’être allé sur le site web d’une enseigne avant de vous rendre en magasin modifie non seulement vos attentes vis-à-vis du point de vente mais aussi la perception que vous aurez de celui-ci. Ce que les entreprises peinent à comprendre, c’est que le consommateur s’attend certes à trouver de la cohérence entre le site web et le magasin, mais qu’il ne se rend pas en magasin pour vivre la même « expérience » que celle qu’il aurait en ligne. Et le point de différenciation majeur, c’est évidemment le contact humain. Ce qui était vrai dans les problématiques crosscanal, où il fallait articuler site web et points de vente, l’est encore plus dans le contexte omnicanal actuel lié à la multiplication des points de contact. Dans ses relations avec une marque, le client n’a plus seulement deux canaux à sa disposition, il a toute une palette de points de contact possibles et veut pouvoir les utiliser et les combiner à sa guise, en fonction de ses préférences, de ses besoins du moment, de son humeur…
Cette évolution oblige-t-elle l’entreprise à être présente sur tous les canaux/points de contact qui apparaissent ?
Régine Vanheems – C’est tout le problème des marques aujourd’hui. Qu’on le veuille ou non, nous sommes tous, en tant que consommateurs, dans une logique ATAWADAC, c’est-à-dire « Any Time, Anywhere, Any Device, Any Content » vis-à-vis des marques. De leur côté, les marques ont tellement peur de passer à côté d’une opportunité qu’elles ouvrent des points de contact tous azimuts pour être là où sont leurs clients, notamment sur les réseaux sociaux. C’est une course en avant sur le mode « me too » qui pose des problèmes de ressources financières et humaines et, d’autre part, des problèmes d’intégration techniques. Être présent sur Twitter, Facebook, Snapchat, Pinterest, etc. n’a de sens que si vous êtes capable de jouer selon les règles et les codes propres à chacun de ces médias et de faire le lien entre eux. Ces apprentissages sont en cours d’acquisition dans les entreprises mais c’est moins simple et surtout moins rapide qu’on l’imagine.
Il y a de plus en plus de points de contact, mais le canal privilégié pour contacter le Service Client reste le téléphone. Comment expliquez-vous ça ?
Régine Vanheems – Effectivement, même dans les études les plus récentes, le téléphone reste le canal privilégié pour contacter une entreprise et le fait de ne pas trouver facilement son numéro de téléphone, sur son site Internet par exemple, fait partie des irritants majeurs. Mais attention ! On parle d’un téléphone qui doit se réinventer. Le client qui appelle le Service Client cherche autre chose que ce que peut lui procurer une navigation sur le site : il cherche le contact humain. C’est ce qui explique que plus personne ne supporte les scripts et les réponses préformatées. Au téléphone, comme en magasin d’ailleurs, les gens veulent du vrai, de l’authentique. C’est dans ce sens que le téléphone doit se réinventer.
Les enquêtes confirment les unes après les autres que le contact humain au téléphone et en magasin est ce qu’il y a de plus fidélisant parce que c’est ce dont on se souvient. Si on veut que le souvenir soit positif, il faut arrêter de formater les employés, sortir des objectifs de productivité et du système des scripts : quand le consommateur quitte internet et les écrans, ce n’est pas pour avoir affaire à des humains robotisés. Tout le monde cite Zappos en exemple dans ce domaine, mais on peut aussi parler de Decathlon chez qui il n’y a pas de plateforme téléphonique à proprement parler et où les conseillers ont depuis toujours pour seule consigne de trouver une solution pour leurs clients. Ils sont 20, ils n’ont jamais utilisé de script et les clients les adorent.
Les générations Y et Z sont-elles très différentes des précédentes dans leurs manière d’interagir avec les marques ? Les jeunes sont ils plus omnicanal que leurs aînés ?
Régine Vanheems – Il y a des différences, bien sûr. Par exemple, les étudiants que je côtoie trouvent que Twitter est génial parce qu’on a une réponse dans la journée. Mais ils veulent par-dessus tout avoir le choix, notamment la possibilité de parler à un être humain s’ils en ont besoin ou envie.
Nous avons mené une étude qualitative auprès des 18-30 ans pour savoir ce qu’ils font sur leur smartphone quand ils sont dans les magasins et les centres commerciaux : ils sont sur leurs réseaux sociaux. Ce qu’ils y font ? Ils envoient des photos d’eux avec les vêtements qu’ils essaient pour demander à leurs amis si cela leur va ou pas. Ils attendent les « like ». Le vendeur croit avoir en face de lui une seule personne, alors qu’il a en réalité affaire à un groupe – un groupe dont l’avis est déterminant dans la décision d’achat.
Pour le coup, on peut dire que leur utilisation des réseaux sociaux est vraiment sociale. Mais si vous cherchez à leur imposer le digital là où la relation humaine est possible, ils ne sont pas d’accord. Par exemple, mon fils de 13 ans et ses copains, plutôt accros aux écrans, sont revenus outrés de chez McDo et ont juré qu’ils n’y retourneraient plus. Pourquoi ? Parce qu’au lieu de les accueillir et de prendre leur commande, la personne derrière le comptoir les a renvoyés passer leur commande… sur les écrans. Ils ont été vexés… Ils veulent avoir le choix, et en l’occurrence, ils auraient préféré être accueillis et avoir affaire à une vraie personne…
On a beaucoup parlé de digitalisation des points de vente. On parle maintenant de « phygital » (un mot que vous détestez…). Où en sont les enseignes ?
Régine Vanheems – Il y a eu un grand malentendu sur ce que voulait dire digitaliser les points de ventes. Beaucoup se sont engouffrés dans la mode consistant à mettre des écrans partout et à livrer les gens à eux-mêmes. Ensuite, on a dit « les vendeurs doivent être équipés de tablettes ». Nous avons fait des enquêtes mystères dans une enseigne qui l’a fait. Le scénario avait pour objectif que le vendeur sorte sa tablette. L’enquêteur mystère n’y est jamais arrivé ! Aucun vendeur ne sortait sa tablette. Après ça, le mot d’ordre a été « le vendeur doit systématiquement utiliser sa tablette », ce qui est une généralisation tout aussi absurde ! C’est pertinent et utile dans certains cas et pas dans d’autres ! C’est fondamentalement au vendeur, dont la mission est de décrypter les situations de vente, de décider si, avec le client qu’il a en face de lui, cela a du sens ou non.
Le véritable objectif de la digitalisation des points de vente est de pouvoir reconnaître le client dès son entrée en magasin. En ligne, c’est très facile de reconnaître un client et d’utiliser ce qu’on sait de lui pour mieux le servir, au sens large. En magasin, le client reste généralement anonyme et ce n’est qu’au moment du paiement qu’on le « reconnaît » parce qu’il sort sa carte de fidélité.
Heureusement c’est en train de changer. La French Tech est d’ailleurs très dynamique dans ce domaine. Si vous avez un smartphone, on commence aujourd’hui à pouvoir vous identifier lorsque vous entrez dans le magasin et à coupler votre historique d’achat avec votre parcours dans le point de vente. Certains conseillers ou conseillères, c’est le cas chez Sephora par exemple, ont accès à votre historique d’achat on et off-line sur leur smartphone ou tablette. Ils sont alors en mesure de vous proposer des produits qui vont vous intéresser. On revient aux fondamentaux du commerce, avec une technologie qui devient transparente.
Dans un autre registre, les Dash Buttons et le service Dash Replenishment d’Amazon sont maintenant disponibles en France. Quel regard portez-vous sur ces solutions ?
Régine Vanheems – A l’heure où tout le monde parle à tort et à travers d’expérience client, il est temps d’admettre qu’il y a des achats peu impliquants où le consommateur ne cherche pas à vivre une « expérience ». Pour tous les achats récurrents pour la maison (produits d’entretien, nourriture pour animaux, etc.) la logique du consommateur est juste celle du réapprovisionnement en temps voulu. C’est ce à quoi répondent habilement les Dash Buttons d’Amazon. Il suffit d’appuyer sur le bouton pour commander et se faire livrer sa lessive, ses sacs poubelle ou son shampoing habituel. Avec Dash Replenishment, vos machines commandent elles-mêmes leurs consommables. On ne peut pas faire plus simple pour le consommateur.
Les marques de produits de grande consommation et de consommables y trouvent leur compte : le consommateur qui a un Dash Button du fabricant de lessive X à côté de sa machine à laver, il ne va pas aller en magasin acheter le produit d’un concurrent. Il reste fidèle par inertie et c’est très malin. Reste à savoir si ce modèle, avec tout ce qu’il implique de logistique et de frais de livraison, est soutenable…
Ce type de dispositifs pose inévitablement un problème aux distributeurs qui sont de facto court-circuités par Amazon. Des solutions comme la douchette Pikit de Carrefour peuvent permettre à la grande distribution de rester dans la course et de fidéliser ses clients sur ces achats routiniers, indispensables, certes, mais qui ne font rêver personne... Reste à trouver une vocation aux centaines de milliers de m² encore dévolus à la vente de ces produits…
Et pour les produits/achats impliquants ainsi que dans la Relation Client, quelle sera la place de l’humain demain, selon vous ?
Régine Vanheems – Pour les produits plus impliquants, on doit composer avec les multiples attentes et motivations des clients : la recherche de contact social, le désir de sortir du quotidien, la quête des émotions qu’on ne trouve pas sur un écran… Après le « tout technologie » et par un effet assez logique de balancier, on assiste aujourd’hui au grand retour de l’émotion et donc de l’humain. C’est vrai au niveau de la vente, c’est encore plus vrai pour le Service Client. Tout ce qui ne sera pas « commoditisé », automatisé ou délégué à des machines qui feront très bien le job, devra être exceptionnel sur le plan humain. C’est ce dont le client se souviendra. Cela passe par une invisibilisation des technologies qui, la maturité venant, vont progressivement reprendre leur juste place qui est d’être au service de l’humain et non de le remplacer.
On va vers une maturité des technologies et de l’utilisation que les entreprises font des technologies. Pour l’instant, on est encore dans le foisonnement et l’éparpillement, avec tous les problèmes d’intégration technique, de gestion du changement et de formation que cela implique. Je suis convaincue que les technologies vont devenir transparentes et venir renforcer les fondamentaux du commerce. Mais ce qui sera décisif, ce qui fera la différence,, c’est la qualité de l’échange avec le vendeur ou le conseiller. A condition qu’il n’ait pas pour consigne de se comporter comme un robot…